La physionomie de Paris pendant la guerre, vue par Marcel Poëte

Texte publié dans : Paris pendant la guerre, Paris, Les Presses universitaires de France, New-Haven, Yale University Press, 1926 (Publications de la dotation Carnegie pour la Paix internationale), p. 69-87.


La guerre à Paris au jour le jour - Ses effets sur la ville : mouvements centrifuge et centripète de la population, développement du rôle de la femme - Paris vaste formation charitable, capitale interalliée, immense arsenal par ses fabrications de guerre, centre de manifestations patriotiques, ville soumise au bombardement aérien et à celui des canons à longue portée - Les phénomènes économiques : la taxation, les restrictions, l’intervention municipale -  Les conséquences de la guerre : l’agglomération accrue et la démolition des fortifications, le caractère industriel intensifié, l’auberge des nations.

 

La guerre a souvent joué dans l’évolution de Paris un rôle considérable. Elle a contribué, au temps de la Révolution et de l’Empire, à faire entrer cette ville dans l’ère de la grande industrie, en obligeant la nation, en lutte contre le monde et privée de ses relations maritimes, à se livrer à l’effort de production nécessaire pour satisfaire à tous les besoins. Elle a, à cet égard, achevé son œuvre, lors du dernier conflit mondial, en donnant à Paris les proportions d’un gigantesque centre industriel. Le chiffre cité plus haut de 300.000 personnes pour la population ouvrière de la vaste agglomération parisienne, en novembre 1918, le marque bien, de même que le développement pris par des usines comme celles de Renault ou de Citroën. Le caractère industriel s’observe dans les quartiers périphériques et surtout dans la banlieue. Le recensement de la population, du 6 mars 1921 — le premier qui ait été effectué de façon complète depuis l’ouverture des hostilités — fournit à ce sujet un précieux indice. Comparé au précédent, qui date de 1911, il accuse, pour Paris, une augmentation de 18.362 habitants seulement, sur un total de 2.906.472 (6,2 pour 1000), tandis que le total pour la banlieue passe de 1.265.932 en 1911 à 1.505.219 en 1921, indiquant ainsi une augmentation de 239.287 habitants (18 pour 100), dont 139.869 pour l’arrondissement de Saint-Denis, et 99.418 pour celui de Sceaux.
L’usine n’avait jamais auparavant pris une telle place. Elle a exercé, durant la grande guerre, son plein effet. II n’est que d’observer ce que représentent à Billancourt les établissements Renault, qui occupent une superficie de près de cinquante hectares, et sont pourvus des annexes nécessaires pour la nourriture des ouvriers et les soins à donner à ceux-ci, ou dans Paris même, sur le quai de Javel, les usines Citroën qui s’étendent sur un espace de douze hectares dont huit envahis par des constructions. Jamais auparavant ne s’était dégagé aussi nettement le rôle de cellule organique assigné, dans la vie économique et sociale de nos jours, à l’usine, comme jadis au monastère. L’usine, avec ses dépendances de toutes sortes, apparaît vraiment comme une excroissance périphérique de la cité. C’est elle, c’est l’usine de guerre qui marque du trait le plus significatif la physionomie de Paris, presque une ville du front en ces années de lutte meurtrière.
Les reflets de cette ardente période sur le visage de la cité, depuis les grands jours de la mobilisation jusqu’à ceux de l’armistice, n’ont pas toujours été que des taches fuyantes ; il en est qui ont laissé leurs traces. Et l’on peut considérer comme indiquant un tournant de l’évolution urbaine cette date d’août 1914 qui a vu s’ouvrir les hostilités. C’est le départ vers de nouveaux destins que symbolise, pour la ville, cet exode des jeunes hommes remplissant les gares, afin de répondre à l’appel de la patrie en danger. Au seuil de l’ère nouvelle se dresse la prodigieuse évocation de Rude sur l’Arc de Triomphe de l’Étoile. De jeunes cœurs battent plus fort à la pensée que «  le jour de gloire est arrivé », tandis que le déchirement des adieux laisse un vide dans les âmes.
Les boulevards, ce cœur de Paris, qui avaient revêtu à la fin de juillet leur animation des grandes journées, s’apaisent dans l’été magnifique. L’excitation des préludes peu à peu s’éteint : la monnaie s’était subitement cachée à la veille de la mobilisation, et de longues « queues », devant la Banque de France par exemple, exprimaient en quelque sorte ce phénomène économique bien connu en pareil moment, mais la mise en circulation des billets en petites coupures était venue porter remède à cette crise. De même s’étaient dissipées ces autres « queues » formées, à la fin de juillet, aux portes des maisons d’épicerie, telles que celles de Potin et de Damoy, par les habitants préoccupés de faire des provisions. Maintenant on a de tout en abondance et les prix se sont abaissés.
La ville semble s’alanguir, la circulation se réduit, les autobus n’animent plus la rue, les automobiles réquisitionnées s’alignent sur l’esplanade des Invalides, prêtes elles aussi à partir, le bruit des voitures fort réduites en nombre donne l’impression d’une chose qui s’éteint, les bateaux-mouches ne sillonnent plus le fleuve illustre où miroite la splendeur de Paris. Les théâtres sont fermés (3 août) ; les cafés et restaurants, à leur tour, doivent demeurer clos, passé huit heures du soir (4 août). Paris semble n’être plus Paris. Le défaut d’hommes oblige à prendre des femmes comme receveuses sur les tramways, ou comme gardes de voitures ou contrôleuses de tickets, dans le Métropolitain et le Nord-Sud, et une telle apparition marque le début d’un changement gros de conséquences : le rôle de l’élément féminin dans la ville va s’étendre de plus en plus.
Le vide se fait peu à peu parmi la cité, les gares s’emplissent de tous ceux qui, devant l’avance allemande, quittent Paris. L’exode revêt un aspect tragique. On fait queue aux gares pendant de longues heures ; on se dispute les places dans les trains où l’on s’entasse jusque dans les fourgons. A défaut de chemin de fer, on utilise tous les moyens de transport possibles. On pousse devant soi tout droit sur la grande route, comme dans les anciens âges où l’homme fuyait devant l’horreur d’une invasion barbare. Même des objets d’art sont évacués en province. Des réfugiés des pays envahis ou menacés arrivent, par contre, dans cette cité, endeuillent les gares, siège de tant de manifestations de la vie diverse de ce temps, ou venus par étapes, étalent ça et là le spectacle de cette désolation aussi vieille que l’humanité : l’homme en fuite devant l’homme. A l’exode hors de Paris s’oppose l’exode vers cette ville. Et c’est là une cause de perturbation dans l’organisme urbain. En d’autres temps, dans la dernière partie de la guerre de Cent ans, Paris a eu des flux et reflux analogues de population et est apparu après différent de ce qu’il était avant. Mais c’est à l’avenir immédiat que l’on songe en ces journées d’août où la douceur du ciel s’ajoute au calme de la ville pour procurer l’étrange sensation d’une paix profonde, à côté de la guerre qui fait rage. Dans la magie d’admirables soirées d’été, au long de voies vides de voitures, on peut entendre son pas résonner ; des gens, assis devant les maisons, causent familièrement. Certain soir des préludes de la bataille de la Marne, c’est un défilé de troupes d’Afrique descendant le boulevard Saint-Michel et allant vers le destin, la foule sur les trottoirs et aux fenêtres, une acclamation qui ne cesse point, sous le ciel où brillent les étoiles. De grands oiseaux ennemis volent haut dans le ciel de Paris : les Taube se montrent pour la première fois le 30 août et, bien qu’ils sèment la dévastation et la mort au-dessous d’eux, la population se prend à suivre sans effroi leurs ébats. Avec cette curiosité qui est le propre de Paris, on lève la tête de toutes parts, pour regarder, cependant que, du sommet de certains édifices, crépitent les coups de feu dirigés contre la bête malfaisante. Ainsi se fit l’initiation des Parisiens au bombardement aérien.
Un spectacle qui va semblablement devenir coutumier est celui des rassemblements, des queues - comme on dit - qui se montrent, en ce mois d août, sous la forme des gens attendant tranquillement, aux portes des mairies, leur tour de toucher les allocations militaires auxquelles ils ont droit. L’incessant va-et-vient dont ces édifices sont l’objet leur confère, dans la vie de la cité, une importance particulière qu’ils garderont durant toute la guerre. Dans le même temps, on dresse un recensement de la population et l’on se préoccupe du nombre de bouches à nourrir. L’ennemi approche, mais les Parisiens restés dans leur ville n’en ont point le sentiment net. Il ne se produit ni affolement, ni trouble, même après que, le 3 septembre au matin, est apparue sur les murs cette brève et énergique déclaration du nouveau gouverneur militaire, le général Galliéni : «Armée de Paris, Habitants de Paris. - Les membres du gouvernement de la République ont quitté Paris, pour donner une impulsion nouvelle à la défense nationale. J’ai reçu le mandat de défendre Paris contre l’envahisseur. Ce mandat, je le remplirai jusqu’au bout. » L’ambassadeur américain, M. Myron Herrick, se prépare à mettre sous sa sauvegarde les richesses d’art de Paris. Quelque chose d’énorme semble peser sur les âmes. L’heure est d’autant plus tragique qu’en cet été radieux, dans le calme qui règne sur la ville, jamais Paris n’a paru plus beau. Comme en 1814, comme en 1870 et en 1871, les destins vont-ils s accomplir ? La vie n’est nullement suspendue, chacun vaque à ses occupations habituelles. Dans les moments de loisir, on va se promener aux portes des fortifications, qui ont reçu des moyens de défense de fortune et où la circulation n’est pas libre ; de beaux arbres, qui les avoisinaient, ont été abattus. Le 3 septembre a eu lieu la fermeture de la Bourse ; la veille déjà il ne s’y était point effectué de transactions officielles. Et c’est un autre organe, dans le jeu des fonctions urbaines, qui cesse d’exercer son office. Un splendide effort de rétablissement - dont on n’aura le sentiment que plus tard - s’accomplit : le génie de Galliéni déclenche la victoire, avec la bataille de l’Ourcq où les taxis-autos de Paris, réquisitionnés pour le transport hâtif des troupes, ont joué leur rôle. Le défenseur de Paris témoignera plus tard de « l’attitude calme et résolue de la population parisienne..., alors que l’ennemi s’approchait de la capitale ».
Puis, c’est l’annonce du recul allemand, une victoire - celle de la Marne - entraînant d’immenses conséquences. Mais sur le moment on n’eut point une telle impression. Paris seulement se reprit peu à peu à respirer. Les Taube, à la fin de septembre et dans la première moitié d’octobre, renouvellent leurs exploits. Même l’un d’eux blesse d’une bombe Notre-Dame. Paris commence à revêtir cet aspect de sœur de charité qui le caractérisera durant toute la guerre. Il devient une vaste formation charitable, à l’arrière. Vers lui s’écoulent les misères du front. Le 13 octobre, est inauguré, au Grand-Palais des Champs-Elysées, un hôpital militaire contenant 1.200 lits. Le 21 octobre, voici le premier train sanitaire, organisé par la Compagnie des chemins de fer de l’État. Les gares se font accueillantes à toutes les infortunes de la guerre, auxquelles Paris ouvre son cœur tout grand. Une succession de photographies, évoquant les multiples aspects qu’offrirent, de ce point de vue, des gares comme celles du Nord, de l’Est et de Lyon, de 1914 à 1918, montrerait de quelle humaine tendresse peut s’imprégner ce paysage de fer, de fumées noires, de bruits stridents, par lequel se marque la communication d’une cité avec le vaste monde.
La ville se pare d’une floraison d’œuvres de toutes sortes, destinées à soulager les misères de la guerre. La Parisienne, s’habillant selon son cœur, revêt le costume d’infirmière ; elle se multiplie autour de tous ceux qui souffrent, endort la douleur par ses soins délicats et par la grâce de son sourire. A tous les degrés de la société, la femme - cette incarnation de Paris - fait la guerre : en soignant ou en priant, en suppléant le mari, le fils ou le frère dans la conduite des affaires, en fabriquant des munitions, en gagnant la vie des siens à la place de l’homme absent.
Un autre aspect du visage de Paris, durant la grande guerre, commence également à apparaître : c’est celui que lui donne le passage ou le séjour, dans ses murs, d’officiers et de soldats alliés. Cette note pittoresque de ses rues est tout d’abord apportée par les Anglais et les Belges. A cet égard, l’arrivée du général French à la gare du Nord, le 15 août 1914, marque pour Paris une date. Gens de l’immense empire anglais, Belges, Italiens, Serbes, Américains, etc., circuleront à travers cette ville à laquelle ils donneront la curieuse physionomie de l’auberge des nations. Ils auront même, dans la cité, des lieux particuliers de ralliement ; des édifices, des locaux spéciaux seront affectés à leurs organisations diverses. Le voisinage du front fera remplir à Paris l’office d’une capitale interalliée. Et ce ne saurait être là pour la ville une empreinte fugitive. Paris en tirera un caractère cosmopolite encore plus accentué que celui qu’il avait auparavant.
Voici qu’à la fin de novembre 1914, les portes des théâtres sont entrebâillées. La Comédie-Française reprend ses matinées du jeudi et du dimanche, mais reste fermée le soir (6 décembre), cependant que la Sorbonne s’est ouverte aux manifestations des œuvres nées de la guerre : le 30 novembre, l’Œuvre fraternelle des artistes y a organisé une matinée nationale. Le 7 décembre, la Bourse, à son tour, reprend ses opérations, mais au comptant seulement. Le surlendemain 9, le gouvernement, qui s’était transporté à Bordeaux le 2 septembre, rentre à Paris qui ainsi joue de nouveau tout son rôle de capitale de la France. Des Parisiens, qui s’étaient éloignés de leur ville, y sont revenus. Les réfugiés grossissent, d’autre part, la population. On s’installe dans la guerre car, à raison de la forme toute nouvelle de lutte de tranchées qu’elle revêt, on pressent qu’elle sera longue.
Parmi les alliés, les Belges ont, dans le cœur de Paris, une place de choix, due à leur attitude héroïque et à leurs malheurs. Le 10 décembre est inauguré, dans un pavillon de l’Hôtel-Dieu, un hôpital que l’administration municipale a mis à la disposition de l’armée belge pour y soigner ses blessés et, le 20 du même mois, s’ouvre, par la Journée belge, la série de ces « journées » de bienfaisance qui se sont égrenées à travers toute la guerre, apportant leur note particulière de pittoresque avec les quêteuses empressées et avec les insignes variés que chacun arbore.
L’hiver a étendu son manteau de frimas et le deuil de la saison s’ajoute au deuil des cœurs. On souffre du froid et des intempéries pour les siens que l’on sent dans la misère des tranchées. Il n’y a point de joie dans le carillon des cloches de Noël. Ce grand événement de l’humanité, qui a apporté au monde la révélation des plus nobles sentiments, se commémore au milieu d’une lutte sauvage qui fait de l’homme un loup pour l’homme. Au foyer familial, des places sont vides.
On va visiter aux Invalides les drapeaux et autres trophées de guerre pris à l’ennemi et qui sont là dans le milieu qui leur convient. L’un des traits du caractère de Paris, le plus ancien, celui qui apparaît et est lié à l’origine même de cette cité, le trait militaire, devient ainsi plus expressif. Or ce trait a été particulièrement marqué, au cours des âges, sur la partie occidentale de la rive gauche où les Invalides se dressent comme un symbole de gloire et où, plus à l’Ouest, l’École militaire, que précède le Champ de Mars, évoque semblablement, dans le cadre de la capitale, la destinée guerrière de la nation. En ce dernier lieu, la Tour Eiffel ne cesse de rendre, pour les communications par la télégraphie sans fil, les plus signalés services, remplissant ainsi une fonction très importante que son constructeur n’avait point prévue.
Sous l’effet des nécessités de la guerre qui se prolonge, Paris tend à devenir un immense arsenal par les fabrications de toutes sortes qui s’y établissent. Le chiffre de la population ouvrière de l’agglomération parisienne ne s’élève-t-il pas de 61.000, en janvier 1915, à 144.000, en avril 1916 ? La main-d’œuvre féminine trouve là à s’employer abondamment. L’usine de guerre va être la pieuvre attirant tout à elle. La crise actuelle des domestiques a ses origines en ces temps. Les salaires élevés distribués par l’industrie de guerre, les diverses œuvres sociales fondées au bénéfice du personnel qu’elle utilise détourneront les femmes du service dans les ménages. L’élément féminin en arrivera à avoir la prépondérance numérique sur l’élément masculin, dans les usines. Celles-ci, reflétant cet état de choses, auront comme annexes des crèches, chambres d’allaitement, pouponnières ou garderies. La vie sociale s’adaptera, comme il est de règle, aux conditions de la vie économique. Sous une telle forme, c’est encore un déplacement dans la population qui peut s’observer avec toutes ses conséquences, de même que, sous la forme de l’appel à la main-d’œuvre étrangère, s’intensifie le phénomène du cosmopolitisme. Non seulement des Européens des nations neutres, mais encore des Africains et des Asiatiques, tous recrutés pour les besoins de main-d’œuvre qui se feront de plus en plus sentir, viendront se mêler à la population parisienne. Ce sont là des faits importants à considérer, du point de vue de l’organisme urbain. L’âme de Paris n’en sera-t-elle pas atteinte à la longue, en même temps que sa structure physique et les traits de sa physionomie ?
Les prises d’armes, qui se succèdent sur l’esplanade ou dans la cour d’honneur des Invalides - cœur militaire de Paris - jettent sur la cité des reflets de gloire guerrière. Le communiqué fait, depuis déjà de longs mois, partie de l’existence journalière du Parisien. Chacun a sa carte sur laquelle de petits drapeaux jalonnent la ligne meurtrière du front. Il ne cesse de communier avec ceux qui mènent si durement le bon combat. Le 7 février 1915 a eu lieu la Journée du canon 75, organisée par le Touring Club. Infatigablement et efficacement, la charité s’exerce. En ce prestigieux faubourg qu’est, pour Paris, Versailles, on a vendu, le 21 mars, des bouquets de violettes, au profit de l’œuvre du Vêtement des prisonniers. A cette même date, on a entrevu, sous le voile de la nuit, les formes fantastiques des Zeppelins survolant Paris pour la première fois. Les actes d’héroïsme que relatent les journaux font palpiter les cœurs, élèvent les pensées et les sentiments au-dessus de l’horizon terrestre. Les citations à l’ordre de l’armée ont l’éclat brillant d’une lame d’épée haut levée dans le ciel lumineux. Une loi du 8 avril 1915 institue la Croix de Guerre.
Les sentiments religieux, tout au fond des âmes, se réveillent, des croyances presque aussi vieilles que l’homme renaissent. Les voûtes des églises laissent tomber l’apaisement sur les êtres prosternés et ce ne sera pas l’un des aspects les moins significatifs du Paris de la grande guerre que cette vision, en pleine année 1918, de cierges brûlant devant une ancienne Vierge que protège une niche dans la pittoresque Cour du Dragon. On doit tenir compte de cet état d’âme dans l’étude psychologique du Paris d’alors.
Les musées et salles d’exhibitions s’ouvrent à des expositions de circonstance : c’est, à Bagatelle, une exposition d’œuvres d’Henri Regnault, tombé au champ d’honneur pendant la guerre de 1870 (2 mai 1915), au Petit-Palais des Champs-Élysées une exposition des tapisseries de Reims et d’objets d’art provenant de Belgique ainsi que de productions artistiques destinées à une tombola pour diverses œuvres de guerre (12 mai), au Jeu de Paume des Tuileries une exposition des artistes aux armées (18 mai), etc. L’Italie entre en guerre à côté des alliés et, présage de l’avenir, un solennel hommage des artistes et des écrivains français aux Etats-Unis a lieu à la Sorbonne, le 29 mai. En ce printemps, les drapeaux italiens flottent de toutes parts au vent, symbole d’un nouvel espoir. Et les « journées » de se succéder : Journée française (23-24 mai), Journée des orphelins de la guerre (27 juin), Journée de Paris (13-14 juillet), Journée des éprouvés de la guerre, dite Journée des pochettes (26 septembre). Ce même 14 juillet, les cendres de Rouget de Lisle, l’immortel auteur de la Marseillaise, sont transférées solennellement aux Invalides : l’avenue des Champs-Élysées, que couronne l’Arc de Triomphe, reprend, à cette occasion, son rôle de voie triomphale.
La guerre ne cesse de marquer de ses mille reflets la cité valeureuse. Le 9 juillet, a été inauguré un hôpital musulman à Neuilly et, le 13 août, a lieu l’inauguration du Foyer musulman pour les soldats d’Afrique, à l’angle du boulevard des Italiens et de la rue Le Peletier. En octobre, on installera un hôpital hollandais au Pré Catelan et un hôpital danois au musée Galliéra.
En juillet, l’échange des monnaies d’or contre des billets, échange que le gouvernement sollicite des particuliers, donne à la Banque de France une animation spéciale. On emporte chez soi, comme une pièce qui restera précieusement dans la famille, le certificat que l’on délivre en témoignage du versement de l’or. Le problème monétaire s’est posé aussi instant que le problème industriel de la guerre, ou que celui du ravitaillement de la population. Sur Paris les effets de tout cela se discernent aisément. L’explosion, survenue le 20 octobre, d’une fabrique de grenades, rue de Tolbiac 174, souligne son caractère de ville arsenal. Et dès l’hiver de 1914 à 1915, les « queues », qui apparaissent aux lieux de vente du charbon, sont révélatrices de la forme sous laquelle ne tarderont pas à se manifester de plus en plus, du fait de la guerre, les besoins d’ordre économique.
Le Noël de 1915 se mue en la Journée du Poilu - ce mot qui est entré dans l’histoire, comme le Grognard du temps de Napoléon Ier. Ainsi Paris ne cesse de témoigner de mille façons que, de toute son âme, il est tout le long de la ligne de feu. La gracieuse exposition des cocardes de Mimi Pinson au Petit-Palais, inaugurée le 11 novembre 1915, en est une autre preuve. En ce même mois, de plus grandes facilités ont été accordées à la circulation des voitures aux portes de la ville dorénavant ouvertes jusqu’à minuit, au lieu de 10 heures du soir. Le 9 décembre, voici que l’Opéra rouvre ses portes.
Vers la fin de l’année, le premier emprunt de la Défense nationale (5 pour 100 perpétuel) est émis. Et c’est encore un trait de la vie de Paris, à cette époque, que la succession des emprunts qui grossissent de plus en plus le grand livre de la dette publique et émaillent les murs de la capitale de multiples affiches de circonstance : en 1916, on empruntera encore à 5 pour 100, tandis qu’en 1917 et en 1918 à un intérêt de 4 pour 100 correspondra une baisse du taux d’émission. Aux affiches solliciteuses s’ajouteront divers moyens de propagande : ainsi, lors de l’emprunt contracté en 1917, on aménagera, aux Invalides, la nacelle d’un Zeppelin, pour recevoir les souscriptions et, en 1918, on pourra souscrire à bord d’un sous-marin, près du pont de la Concorde.
Les murailles parisiennes ont raconté à leur manière, au jour le jour, l’histoire de la guerre. Outre les affiches blanches administratives, elles étalaient aux regards des compositions de circonstance, véritables œuvres d’art, telles que les affiches de Poulbot pour les Journées de Paris. La vie artistique de cette cité, comme sa vie intellectuelle et morale et de même que son existence matérielle, a subi l’action des événements.
En 1916, sont inaugurés l’hôpital d’Ecosse, rue de la Chaise, n° 7 et l’hôpital militaire bénévole de la mission danoise, rue Louis-Boilly, n° 3 (janvier), ainsi que l’hôpital Michelham, à l’hôtel Astoria (juillet) et, pour les infirmières professionnelles françaises, l’hôpital-école Edith Cavell, rue Desnouettes, n° 64 (octobre). En juin, est installée au Grand-Palais une école de rééducation professionnelle à l’usage des mutilés, tandis que le 6 juillet s’ouvrent, en ce charmant édifice du XVIIIe siècle qu’est l’hôtel Biron, une école de préapprentissage, une cantine et une garderie d’enfants. Dans les environs de Paris, à Ballancourt (Seine-et-Oise), un village arabe, inauguré le 29 juillet, met une curieuse note exotique dans le noble et gracieux paysage de l’Ile-de-France. Comme en 1915, des cérémonies commémoratives, des manifestations diverses honorent les morts et les vivants ; amis, tels que le dessinateur hollandais Raemaekers, et alliés tels que le prince Alexandre de Serbie, sont reçus à l’Hôtel de Ville (février et mars). A la Sorbonne, des cérémonies célèbrent l’héroïsme des Serbes, à l’occasion de leur fête nationale (27 janvier), l’infortunée et courageuse Belgique (11 mars), les malheurs des Arméniens (9 avril), les soldats morts pour la patrie (2 novembre). Les différents cultes s’unissent dans un même sentiment patriotique : des services ont lieu à la Sainte-Chapelle, au temple de l’Oratoire et à la synagogue de la rue de la Victoire, à la mémoire des avocats morts pour la défense du pays (mai).
De même aussi qu’en 1915, des expositions de circonstance sont ouvertes ; telles que celles des œuvres de Raemaekers (10 février), des aquarelles de guerre de Duvent (avril), des lots d’une tombola artistique organisée pour l’Alsace-Lorraine (8 avril), de l’art de la Chine et du Japon, faite au bénéfice de l’œuvre « La Renaissance des foyers en Alsace » (5 mai), d’art belge (19 mai), de travaux de mutilés de la guerre (20 mai), d’autographes militaires (juillet), de photographies de guerre (30 septembre), du Salon des armées (21 décembre). Le jardin des Tuileries sert, le 28 mai, de cadre à une fête donnée au profit de l’œuvre du Souvenir de la France à ses marins et, le 16 juillet, une Journée patriotique s’y déroule, organisée par l’Union des familles françaises et alliées pour venir en aide aux veuves et aux orphelins de la guerre. Ce coin de nature arrangée, dans le grandiose encadrement de Paris, prête le charme de sa verdure à ces manifestations de l’âme compatissante de la noble cité. Les « journées » continuent avec la Journée franco-serbe (25 juin), la Journée de Paris (14 juillet), la Journée nationale des orphelins de la guerre (1er et 2 novembre).
Capitale interalliée, Paris sert de siège à la première conférence politique tenue par les alliés (27 mars) et à une conférence économique que ceux-ci ont organisée entre eux (14 juin). Des membres du Parlement russe viennent dans cette ville en mai et sont reçus à l’Hôtel de Ville et voici, en juillet, semblablement à Paris, des membres des Parlements des Dominions britanniques. Ce même mois, y arrive aussi la musique de la garde royale écossaise, qui donne des concerts à Versailles et, en septembre, c’est la musique royale serbe qui est accueillie à son tour à Paris. Le monde s’offre à la fois plus rapproché et plus vaste. La guerre mondiale élargit l’horizon. On fonde un Institut d’études slaves (décembre) et on se prépare à la lutte économique qui suivra la conclusion de la paix, en organisant à la Chambre de commerce une exposition d’échantillons de produits austro-allemands (juillet) et, à la salle du Jeu de Paume aux Tuileries, une exposition de contrefaçons commerciales de ces mêmes peuples (novembre). C’est là, en effet, un autre aspect du grand duel engagé.
Paris se présente comme une ville de guerre à tous égards. Le 29 janvier 1916, un Zeppelin, guidé par le cours de la Marne, a réussi à parvenir jusqu’à cette cité qu’il a bombardée, dans le XXe arrondissement ; par suite des dimensions considérables des engins explosifs que peuvent emporter ces dirigeables, il y a eu cinquante-six victimes, dont vingt-quatre morts. N’est-ce point, d’autre part, une manifestation de l’esprit de guerre demeuré entier que l’immense concours de la population parisienne aux obsèques nationales du général Galliéni, le 1er juin suivant. Suprême hommage de Paris à son sauveur en 1914 : le cortège funèbre, dans le parcours des Invalides à la gare de Lyon, s’arrête sur la place de l’Hôtel-de-Ville, où les troupes défilent devant le cercueil. Une autre émouvante cérémonie fut celle à laquelle donna lieu la fête nationale du 14 juillet : devant le Petit-Palais des Champs-Élysées, le Président de la République remit solennellement aux familles des combattants morts pour la patrie les diplômes d’honneur institués par la loi du 27 avril précédent.
Cependant la vie continue. Le 1er juin, les autobus reprennent leur service tout au long des boulevards, avec un matériel perfectionné ; à cette ligne Madeleine-Bastille viendra s’ajouter, le 1er août, la ligne Place Saint-Michel-Gare Saint-Lazare. Le 1er juillet, s’ouvre à la circulation la section Opéra-Palais-Royal du chemin de fer Métropolitain et, le 23 août, c’est au tour de la section du Nord-Sud s’étendant entre la place Jules-Joffrin et la porte de la Chapelle à recevoir des voyageurs. Même, en novembre, on met à l’essai, sur le Métropolitain, des wagons réservés aux gens porteurs de bagages. En ce même mois, l’Opéra reprend ses représentations ordinaires : seulement les loges sur la scène sont supprimées et l’on interdit de porter des toilettes de soirée.


La vie continue, mais elle tend à devenir difficile. Les phénomènes économiques inhérents à l’état de guerre ont commencé à produire leurs effets. Les prix ont monté et le ravitaillement de la population est une cause de soucis. Voici, affichés sur les murs, les cours des viandes et des denrées de consommation courante ou cet appel de la municipalité à la population, le 16 novembre 1916, et où il est dit que, comme il importe de fournir tout le charbon nécessaire aux usines qui forgent des armes pour la France, le gouvernement a décidé de restreindre l’éclairage des magasins. « Nous invitons les Parisiens - conclut cet appel - à s’inspirer de cette mesure, en s’imposant à leurs foyers des économies de feu et de lumière. Si d’autres sacrifices leur sont demandés, nous sommes certains qu’ils sauront les accepter virilement. » L’ère des restrictions fatales est ouverte. Une stricte réglementation va s’appliquer à la consommation de ce qui est nécessaire à la vie. On a commencé par le charbon, dans l’hiver de 1916 à 1917. « Du charbon ?... Par l’escalier d’honneur », dit, en un dessin de Lucien Métivet publié dans le Journal le 25 janvier 1917, un laquais en livrée à un charbonnier traînant deux sacs de charbon et auquel il indique avec déférence le chemin feutré d’un épais tapis. « Voilà un imbécile qui vient de se battre avec le petit du charbonnier ! » fait dire, d’autre part, Poulbot, dans un ménage du peuple, à une mère qui montre avec indignation, au père survenant, l’enfant auteur du méfait. Qui n’a des souvenirs à rapporter d’un tel temps, ne serait-ce que ce spectacle - ne manquant point de pittoresque - d’une queue humaine devant l’Opéra, transformé en un lieu de répartition du charbon (janvier 1917) ? Les « queues » pour le lait, le chocolat, etc., deviendront, à leur tour, l’une des animations typiques de la rue parisienne. Les cartes de rationnement, auxquelles se trouvera suspendue l’existence, seront conservées dans les ménages à l’instar d’un objet de grand prix. On se rationne chez soi, on est rationné dans les restaurants. Sortir pour aller manger dehors sans ses tickets de pain sera aussi fâcheux que d’oublier de prendre, en partant, son porte-monnaie. Est-on invité à déjeuner ou à dîner, il faut remettre à l’amphitryon le précieux petit morceau de carton représentant la ration de pain. On devra s’accoutumer au pain de guerre ; on appréciera les qualités de la viande frigorifiée, autre nouveauté ; on usera de la saccharine pour remplacer le sucre. A un siècle environ de distance, se marqueront sur Paris les effets d’un nouveau genre de blocus continental. Les menus restrictifs des restaurants, à la suite de l’arrêté du 25 janvier 1917, s’ajoutent à une fermeture partielle des pâtisseries, confiseries et maisons de thé en février, pour mettre comme une note de jeûne national dans la ville qui a la réputation d’être les délices de l’univers. Même une ordonnance du préfet de police en date du 8 février - qui sera rapportée, il est vrai, le 20 mars suivant - interdit de donner, dans les théâtres, concerts ou cinématographes, plus de cinq représentations par semaine, dont trois en soirée et deux en matinée. La guerre, en se prolongeant, resserre son étreinte glacée. Voici qu’apparaît le carnet de sucre au moyen duquel on rationne, en mars, cette denrée. En avril, c’est la consommation de l’essence de pétrole qui est réglementée. En mai, sont établis les jours sans viande. De menus faits sont l’indice des changements qui s’opèrent dans les prix. Le 1er septembre, s’envolent loin dans le passé les feuilles quotidiennes à cinq centimes ; le prix de ces journaux est porté à dix centimes. Le 16 octobre, c’est l’augmentation du prix des allumettes. D’autre part, l’emploi de la main-d’œuvre féminine s’étend. Le 30 mai, les premières factrices des Postes font leur apparition à Paris.
Cependant un grand événement s’est produit : l’entrée en guerre des États-Unis à nos côtés. Le 21 avril, Paris fête cet événement. Le 31 mai, est inauguré un hôpital américain rue Piccini, n° 6. Le 13 juin, c’est l’arrivée, à la gare du Nord, du général Pershing, commandant en chef des troupes américaines, qui se rend à l’hôtel Crillon, sur la place de la Concorde, au milieu des acclamations de la foule. Le 3 juillet, pénètre à Paris le premier contingent de ces troupes. Le lendemain 4, est célébrée la fête de l’indépendance des États-Unis : une revue est passée aux Invalides. Sur le tombeau de La Fayette, au cimetière de Picpus, les âmes des deux peuples se sont unies. Un nouveau drapeau allié claque au vent qui semble entraîner vers nous la victoire en son vol lointain. Une gracieuse demeure du XVIIIe siècle, dont la verdure d’un beau jardin augmente encore le charme, dans le cadre plein de noblesse de l’aristocratique faubourg Saint-Germain, devient le siège du quartier général américain (rue de Varenne, n° 73).
Les traits de la capitale des nations alliées s’en trouvent accentués. A Paris se réunissent, en mai, le Parlement interallié et, en juillet, une conférence interalliée. On se préoccupe de la future reconstruction des régions dévastées : une exposition d’architecture régionale a été organisée à cet effet en janvier, une autre analogue en mai, tandis qu’en juillet, s’est ouvert au Jeu de Paume des Tuileries un concours de constructions rurales. Par ailleurs, se déroulent à la Sorbonne diverses manifestations : celle des grandes associations françaises (7 mars), celles de la Ligue maritime en l’honneur des États-Unis (20 avril) et du personnel de la marine marchande ayant héroïquement soutenu la lutte contre les sous-marins (16 décembre), celle en l’honneur de la Roumanie (28 juillet), enfin la manifestation franco-américaine de la veille de Noël en faveur des orphelins de la guerre. Ou bien, c’est dans la grande salle du Trocadéro que l’on se presse pour augmenter les ressources de l’hôpital canadien de Saint-Cloud (18 février), pour honorer la jeunesse de l’Amérique latine (12 mai), pour entendre les musiques de la garde royale anglaise qui donnent un concert au bénéfice des habitants des villes françaises reconquises par l’armée britannique (24 mai). Au jardin des Tuileries, dans ce même mois, ces musiciens se font semblablement entendre et, en juin, une kermesse alsacienne offre aux Parisiens ses attractions. L’entrée des troupes alliées à Jérusalem est, en décembre, l’occasion d’un Te Deum à Notre-Dame, sans parler de cérémonies dans des temples protestants et même au Grand-Orient. Les « journées » permettent de saisir d’autres reflets des événements sur la population parisienne : Journée en faveur des soldats réformés tuberculeux (4 février), Journée des troupes coloniales (10 juin), Journée de Paris du 14 juillet, avec la fête magnifique des drapeaux, tous les étendards décorés de la Légion d’Honneur ou de la Croix de Guerre défilant dans Paris qui acclame la patrie. En cette même année 1917 (mai), la Foire de Paris transforme, pour un moment, en terrain commercial, l’esplanade des Invalides, qui doit à Louis le Grand et à Napoléon le Grand sa vocation militaire.
On entre dans l’année 1918 durant laquelle va se resserrer encore sur Paris l’étreinte de la guerre. En 1917, la ville n’avait point souffert des bombardements. Mais l’année 1918 marque l’effort suprême des combattants. Les Allemands avaient perfectionné leurs moyens de destruction par avions. Les « Gothas » - un nouveau type d’aéronefs - sèment la mort et la dévastation. C’est dans la nuit du 30 au 31 janvier qu’ils font leur première apparition : 50 avions ont pris part à l’expédition et 93 bombes ont été jetées sur Paris ; 14 raids se succédèrent au cours de l’année, parmi lesquels il convient de citer comme ayant été particulièrement meurtriers celui du 8 mars, qui fit 59 victimes dont 18 morts, celui du 11 mars, qui fit 204 victimes dont 103 morts, celui du 12 avril, exécuté par un seul avion et qui fit 99 victimes dont 27 morts, ceux des 22 mai, 2 et 28 juin, enfin celui du 15 septembre durant lequel 87 bombes furent jetées. Dans l’ensemble, presque toutes les parties de Paris furent atteintes.
Le 23 mars, le canon à longue portée, autrement dit la « Bertha », entre à son tour en scène dans la matinée, jetant l’émoi dans la population qui vaquait à ses occupations habituelles. On croit d’abord à des projectiles d’avions, mais le ciel est vide des grands oiseaux de mort. Ce n’est qu’au soir que l’on a connaissance du nouvel engin meurtrier. Ce dernier, le 29 mars, jour du Vendredi-Saint, tue, à l’église Saint-Gervais, 88 personnes et en blesse 68. Paris et sa banlieue subirent 44 jours de bombardement par ce canon, entre le 23 mars et le 9 août : 181 obus tombèrent sur Paris où ils causèrent la mort de 256 personnes, sans parler des blessés au nombre de 625. Du 23 mars au 11 juin, ce bombardement fut effectué par trois pièces installées au nord de Crépy-en-Laonnois, à une distance moyenne de Paris de 120 kilomètres ; puis une seule pièce intervint, placée dans les bois de Corbie, à 111 kilomètres de la cathédrale de Paris.
Paris, cette année-là, revêt l’aspect d’une ville bombardée. Devant la fréquence des raids d’avions, des mesures de précaution ont été prescrites. Le soir, les rues sont éclairées aussi peu que possible et les lumières des maisons ne doivent point transparaître à l’extérieur. A l’approche de la bête fantastique aérienne, la nuit s’épaissit, le canon tonne, les pompiers, sur leurs voitures lancées à toute vitesse comme pour un incendie, donnent l’alarme en faisant retentir sans arrêt leurs cornes dont le bruit se mêle aux longs gémissements des sirènes. On installe même ces dernières à poste fixe : le 20 avril, quatre sirènes furent ainsi disposées ; d’autres, dans les mois suivants, prirent semblablement place au-dessus de divers édifices. L’église Notre-Dame, par exemple, fut coiffée d’appareils de cette sorte. Avertis, les habitants descendent dans leurs caves où ils trouvent un asile protecteur, tandis que le bruit de l’explosion des bombes et le crépitement des coups de feu de la défense forment un accompagnement plus ou moins lointain aux pensées ou aux conversations. Puis, c’est le son des cloches épandu sur la ville, ce sont les pompiers passant de nouveau en coup de vent, mais cette fois en sonnant la « berloque » : on est délivré, on peut remonter chez soi. En tout cela, la population fait preuve de discipline et de sang-froid. Même on s’accommode de l’existence dans les caves qu’on essaie de rendre aussi confortables que possible, en y installant des chaises, des fauteuils, des tables, même des lits. Des réunions s’organisent ainsi dont ne sont pas absents la gaieté et l’esprit d’à-propos, marques de Paris. Les habitants des étages supérieurs des hautes maisons reçoivent l’hospitalité des locataires du premier étage ou de l’entresol. Des relations se nouent ainsi qui survivront aux circonstances. Temps d’épreuves, d’afflictions, aussi d’endurance morale qui a fait participer la population parisienne aux dangers de la guerre et à l’honneur de la résistance.
L intervention de la « Bertha », qui vient scander de ses coups sourds les heures du jour, fait prendre de nouvelles mesures de sauvegarde. On emmaillote de sacs de terre les œuvres d’art qui s’étalent dans la rue et ce n’est pas l’un des aspects les moins pittoresques de Paris bombardé que cet empaquetage des portes sculptées de Notre-Dame ou de parties de l’Arc de Triomphe de l’Étoile, de la Colonne Vendôme, de l’Opéra, de la porte Saint-Denis, ou encore des sculptures de Coysevox à l’entrée du jardin des Tuileries, des chevaux de Marly, à l’entrée des Champs-Elysées, du Triomphe de la République de Dalou sur la place de la Nation. Même on colle, sur les glaces des devantures de magasins ou sur les vitres des fenêtres des maisons, des bandes de papier, dans l’espoir qu’elles résisteront mieux ainsi à l’ébranlement causé par les coups de la Bertha, et l’on dispose ces bandes en motifs décoratifs. Les abris souterrains se multiplient tout au long de la ville, et l’on peut lire ça et là la mention « Abri », accompagnée du nombre des « places » que le lieu peut comporter. Une ordonnance du préfet de police, en date du 24 mars, a prescrit aux propriétaires d’immeubles de faire boucher les soupiraux des caves pouvant être utilisées comme abris. Et voici que le 8 mai, est inauguré le théâtre de guerre « l’Abri », ancien cabaret de chansonniers « La Sirène ». Des objets d’art faisant partie des collections publiques sont enterrés dans les caveaux du Panthéon ou prennent hâtivement le chemin du Midi. La municipalité parisienne évacue en province les enfants des écoles. « Y a du bon ! - s’écrie le petit gavroche de Poulbot - Sans leur kanon, j’aurais-t-i jamais vu la mer ? »
La « Bertha » scande de ses coups sourds les heures du jour. Le 6 juin, est créé un comité de défense du camp retranché de Paris ; le 14, le général Guillaumat est nommé au gouvernement militaire de cette ville ; le 25, le département de la Seine est incorporé de nouveau à la zone des armées. C’est l’effort final des Allemands. Les trains emmènent hors de Paris des familles qui veulent échapper aux dangers du bombardement. De nouveau c’est l’exode, ce sont les départs précipités dans l’animation des gares. Ces coups du lointain canon, que l’on attend à intervalles réguliers, serrent des cœurs, causent en particulier ça et là de l’émoi parmi les habitants des étages supérieurs dans les zones visées. Comme au début de septembre 1914, c’est une heure grave que l’on vit dans un calme général analogue. Les habitants vaquent à leurs occupations habituelles, malgré la « Bertha » qui tonne. Puis la ligne d’aube d’une seconde victoire de la Marne annonce enfin la victoire finale.
Paris vit sous le double régime du bombardement et des restrictions. Il subit, en même temps que les raids des « Gothas » et les coups des canons à longue portée, le rationnement du pain, de la viande, du lait, du sucre, etc. ; chaque ménage est pourvu d’une carte générale d’alimentation. On souffre, d’autre part, de la vie chère. Le tarif de la consommation du gaz est augmenté à dater du 1er avril. Pour abaisser les prix, des boucheries municipales s’ouvrent en mai. La guerre se manifeste sous mille formes. Ainsi l’explosion d’un dépôt de grenades à la Courneuve, le 15 mars, se fait entendre et sentir jusqu’à Paris où elle cause un massacre de vitres.
Et voici toujours sous nos yeux la capitale des nations alliées : le conseil de guerre interallié se réunit à Versailles, à la fin de janvier, et le comité naval interallié au ministère de la Marine, en avril, puis ce sont une mission américaine et une délégation britannique qui viennent le 3 mai et sont reçues avec solennité. Le 20 août, se réunit, au Théâtre des Champs-Élysées, le congrès interallié des femmes des services de guerre. En juin, un contingent d’autos-canons belges arrive à Paris de Russie par les États-Unis, bouclant ainsi son tour du monde. Ce dernier semble être devenu moins vaste, les distances diminuent. En mai, a lieu un essai de transport régulier des lettres par avion, de Paris à Londres.
La Sorbonne continue à servir de cadre aux manifestations : telle celle par laquelle fut solennellement commémorée, le 1er mars, la protestation des députés de l’Alsace et de la Lorraine, après l’annexion de ces provinces à l’Allemagne. La guerre certes est douloureuse et longue ; au début d’août, on entre dans la cinquième année de lutte et, à cette occasion, des prières publiques sont dites dans les églises, les temples et les synagogues. Mais l’espoir n’a pas faibli et la constance va être récompensée. L’apothéose se prépare. Dans un même hommage, Paris unit ses héros et les alliés : voici la rue Guynemer, l’avenue Galliéni, l’avenue du Président-Wilson, le cours Albert Ier, l’avenue Georges V, l’avenue Victor-Emmanuel III, l’avenue de Tokyo, l’avenue des Portugais, l’avenue Pierre Ier de Serbie (juin-juillet). Le 16 octobre, aux Champs-Élysées, en face de l’avenue Alexandre III, on dresse, à l’état de maquette, le monument au Poilu, œuvre du sculpteur Sicard, et, le lendemain, dans ces mêmes Champs-Élysées, sur la place de la Concorde et aux Tuileries, s’étale un amas de trophées allemands. Les rigides figurations des villes, sur la place de la Concorde, commencent à s’animer : le 18, on manifeste devant la statue de Lille, en l’honneur de la délivrance de cette cité. C’est enfin la grande journée du 11 novembre : à onze heures, le son du canon, mêlé au bruit des cloches, annonce l’armistice. Quelque chose d’énorme pèse sur les cœurs ; il semble que le cours de la vie soit suspendu pour un instant ; les rues sont pleines d’animation ; de joyeux cortèges se déroulent ; un même sentiment a donné à tous une même âme ; de véritables flots humains s’écoulent lentement au long des grandes artères ; les boulevards ont leur aspect des souveraines manifestations de Paris ; la place de la Concorde regorge de monde, parmi les trophées de guerre dont elle est parée. Un bruit sourd, comme celui de la mer, s’élève vers le ciel automnal. Le souffle immense de la patrie victorieuse passe, avec la Marseillaise, sur la foule amassée. Le 17 novembre, sur toute l’avenue des Champs-Élysées et sur la place de la Concorde, de nouveau Paris s’entasse pour acclamer le retour de l’Alsace et de la Lorraine à la France. Les Te Deum chantent dans les églises.
Cœur des peuples vainqueurs, Paris reçoit la visite du roi d’Angleterre (28 novembre), du roi et de la reine des Belges (5 décembre), du roi d’Italie (19 décembre). A son tour, le président Wilson y arrive le 14 décembre : la veille, il a été proclamé citoyen de Paris ; il descend à l’hôtel du prince Murat, rue de Monceau, n° 28. Le 18 janvier 1919, s’ouvre, au ministère des Affaires étrangères, la Conférence de la paix et, le 23 juin, au bruit du canon et des sirènes, les Parisiens apprennent que les Allemands ont accepté les conditions du traité. Le 14 juillet, est célébrée la fête de la Victoire, journée radieuse où, parmi les acclamations d’une foule énorme et avec le frisson que causent les grandes émotions, les troupes, parties de la porte Maillot, gagnent, par l’avenue de la Grande-Armée, la baie gigantesque de l’Arc de Triomphe toute grande ouverte sur la gloire enivrante, puis descendent l’avenue des Champs-Élysées et, par la place de la Concorde et la rue Royale, atteignent les grands boulevards qu’elles suivent jusqu’à la place de la République où a lieu la dislocation. Quelques jours après, le 28 juillet, Paris reçoit la Croix de Guerre et est ainsi cité à l’ordre de l’armée. « Capitale magnifiquement digne de la France ; animée d’une foi patriotique qui ne s’est jamais démentie, a supporté avec une vaillance aussi ferme que souriante de nombreux bombardements par avions et par pièces à longue portée. A, de 1914 à 1918, ajouté des titres impérissables à sa gloire séculaire. » Sur la place du Carrousel, en ce cadre de la grandeur française, le Paris de la guerre mondiale, œuvre du statuaire Bartholomé, dessine sa fine silhouette, qui laisse apparaître, sous la grâce des lignes, une âme fière et résolue, image fidèle de la noble cité au cours de ces mémorables événements.
L’année 1919 n’a pas marqué toutefois la fin des difficultés nées de cette longue période de lutte. Ce n’est que peu à peu que le rationnement alimentaire cesse. On augmente la ration de sucre, le 1er février. Ce n’est que le 1er juin 1919 qu’est supprimée la carte de pain et le 13 janvier 1921 la carte de charbon. La crise du charbon continue en effet à sévir, si bien qu’il faut, le 12 février 1919, supprimer tous les services assurés par la distribution de l’air comprimé et que l’on doit, le 21 novembre, arrêter les horloges pneumatiques. En octobre, on réglemente la consommation du gaz et de l’électricité, dans la ville et le département et l’on interdit la publicité lumineuse. Il est nécessaire aussi de lutter plus que jamais contre la vie chère. Le 15 février, une cuisine municipale est mise en service à Billancourt, pour confectionner des plats à bon marché. En ce même mois, s’ouvre, au n° 72 du boulevard de Grenelle, un restaurant populaire à prix fixe, sous les auspices de la municipalité parisienne. Le 6 mars, voici que l’intervention municipale se manifeste sous la forme de l’ouverture des premières baraques Vilgrain, destinées à procurer à la population des denrées alimentaires à un prix inférieur à celui des commerçants. En ce même temps, voilà, dans les restaurants, les plats à bon marché dits du ravitaillement. En août, l’affichage extérieur des prix est obligatoire et, le 29 novembre, le premier restaurant populaire Henri Roy s’ouvre à l’angle des rues Réaumur et Dussoubs.
Cependant Paris tend à reprendre sa vie normale. Nombreuses sont les lignes d’autobus rétablies en 1919. Les musées sont rouverts, le Louvre partiellement en janvier et complètement en mai, le musée de Cluny et le musée de sculpture comparée du Trocadéro le 1er avril, le musée Carnavalet le 2 mai, etc. Les courses reprennent en mai ; la solennité sportive et mondaine du Grand Prix de Paris se déroule, le 29 juin, suivant les rites consacrés d’avant-guerre. Paris, où affluent les étrangers, est plus que jamais l’auberge des nations. La réouverture du Salon de l’automobile a lieu le 9 octobre, celle du Salon d’automne le 31 du même mois, et celle du Salon de l’aéronautique le 19 décembre. En octobre, sont promulgués les décrets mettant fin à l’état de guerre ainsi que la loi relative à la date de cessation des hostilités.
Paris est à un tournant de son évolution. Il sort de la guerre accru moralement et physiquement. Une énorme agglomération, que marquent de larges taches industrielles, l’enserre au delà des fortifications. Celles-ci apparaissent périmées, du fait des progrès de l’art militaire que la guerre a révélés. Aussi, en avril 1919, les premiers coups de pioche sont-ils donnés pour les démolir. Et de cela en même temps que des besoins de toutes sortes suscités par les événements, naît une conception d’ensemble d’un plus grand Paris qui trouve à s’exprimer dans le concours ouvert le 1er août suivant, pour l’établissement d’un plan d’aménagement, d’embellissement et d’extension de cette cité. La réadaptation de Paris à l’existence du temps de paix, la remise en marche pour des fabrications pacifiques des industries de guerre, l’application à la vie courante des progrès d’origine scientifique accomplis sous la pression des nécessités militaires ont exercé leurs effets sur l’organisme urbain. II n’est pas vain de relever les traces d’une plus grande concentration dans le domaine économique, pas plus qu’il n’est inutile de souligner les progrès de l’esprit coopératif dus semblablement à la guerre. Un déplacement des valeurs s’est opéré dans la ville : comme à d’autres époques qui marquent un tournant dans l’évolution urbaine, une classe de nouveaux riches émerge. Les remous de la guerre ont apporté des changements dans le caractère de la population. L’empreinte cosmopolite se montre plus accentuée. La situation économique et financière créée par la guerre, l’inflation, l’action défavorable des changes ont fait hausser considérablement le coût de la vie. Et cette hausse ainsi que les changements survenus dans la population ont déterminé une crise du logement sans précédent. L’acuité de cette crise a mis au premier plan de l’actualité sociale l’habitation à bon marché, sous ses diverses formes. A la ville congestionnée, manquant d’espaces libres et où la circulation de plus en plus intense des automobiles et des autobus dans des voies qui n’ont pas été faites à leur usage cause mille inconvénients, s’oppose l’ordre anglais de la cité-jardin. D’autre part, les grands services rendus par la voie d’eau pour l’approvisionnement de Paris pendant la guerre ont accru l’importance du port de cette ville, dont le développement apparaît lié à l’avenir même de la cité. Ainsi se dessine, du fait de la guerre mondiale, l’évolution de Paris. Suprême souvenir de cette guerre - sous l’Arc de Triomphe de l’Étoile, depuis le 28 janvier 1921, dans l’éclat de la gloire « repose un soldat français, mort pour la patrie, 1914-1918 ».

Marcel Poëte est directeur de la Bibliothèque historique à partir de 1903. Il donne une impulsion particulière à l'institution, notamment en créant une collecte de documents de la vie quotidienne, particulièrement féconde pendant la Première Guerre mondiale, et en menant une politique d'expositions annuelles. Historien de l'urbanisme, enseignant et conférencier, il transforme la Bibliothèque en Institut d'histoire, de géographie et d'économie urbaines de la Ville de Paris. En 1926, il contribue au volume portant sur Paris dans la collection Histoire économique et sociale de la Guerre mondiale publiée par la Dotation Carnegie pour la paix internationale. Henri Sellier, cofondateur de l'Institut, et A. Bruggeman, autre spécialiste des villes, proposent une première partie décrivant avec précision les principaux aspects de la vie économique de la capitale pendant la guerre. Quant à Marcel Poëte, il rédige un deuxième texte qu'il intitule Physionomie de Paris pendant la guerre et qui retrace l'histoire de la ville durant les quatre années du conflit. Il s'y mêle la sensibilité du témoin, contemporain des évènements, à l'analyse plus distanciée de l'historien, fin connaisseur de la documentation amassée par la Bibliothèque, que l'on peut aujourd'hui mettre en regard de ce texte.